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Et voici le prologue :
Jade retint un bâillement en observant la pile de livres en équilibre sur le comptoir.
— Ben, pourquoi je dois toujours m’en occuper ? Ben, ne te cache pas ! Je vois ton cul dépasser du rayon des livres de voyage…
Aussitôt, les fesses disparurent. Il abusait.
— Chut ! Ici, on évite de crier, es-tu au courant ? rétorqua-t-il, en beuglant plus fort qu’elle.
— On n’est pas dans une bibliothèque mais dans une librairie poussiéreuse !
Elle se retourna et fit un rapide tour d’horizon des yeux…
— De plus, on est seuls là, conclut-elle, pince-sans-rire.
— La boutique serait moins poussiéreuse si tu étais plus accro au plumeau, remarqua Ben.
— Tu te fiches de moi ! Tu sais où tu
peux te le… oh, puis laisse tomber, je vais déballer les bouquins, mais
la prochaine fois, Alicia le fera ou toi. Sinon ça restera sur ce
comptoir avec une pancarte « Servez-vous, c’est gratuit ! », finit-elle,
râleuse, en s’éloignant.
— T’es la meilleure Jade, c’est ce que tu souhaitais entendre ?
— Va te faire…
Elle n’acheva pas sa phrase et attrapa son latte posé sur le comptoir.
En soupirant, elle reprit son chemin
vers le fond de la librairie, poussant du pied le carton lourd comme un
âne mort. Eh merde ! Tout le réassort des livres manquants et les
nouveautés à mettre en rayon, bien sûr.
— Ben, je te maudis sur dix générations ! Et Alicia seulement sur cinq.
Rechigner ne la ferait pas terminer plus
tôt même si elle avait prévu d’aller à une séance dans la Greenwich
Village. Un ciné-club faisait une rétrospective de l’âge d’or de
Hollywood, de Hitchcock à Monroe, en passant par Hepburn et Laurence
Olivier, et elle ne voulait pas rater ça. Elle passa l’heure suivante
pliée en deux, à organiser les ouvrages bourrés dans tous les sens. Dire
qu’elle pensait que libraire était le bon plan quand on aimait lire. À
d’autres, elle luttait surtout contre le chaos et des étagères souvent
branlantes.
Quand elle eut fini, courageuse mais pas
téméraire, elle se laissa glisser sur le sol avec un tome de Yeats.
Elle ne reparaîtrait pas avant son heure de départ officielle, Ben
n’avait qu’à assurer le reste seul. Elle venait de se taper le pire des
rayons. Il restait au jeune homme le dernier carton rempli de livres
jeunesse et elle lui souhaitait bien du plaisir à les ranger.
Jade lisait un de ses poèmes préférés,
quand elle repéra une paire de jambes dans le rayon d’à côté… Poésie
asiatique, haïku & Cie. Ben conservait ce coin pour que la librairie
conserve un certain standing, mais les recueils qui s’y trouvaient, y
traînaient depuis plus de six mois, et encore, c’était pour les plus
récents. Il devait penser qu’ainsi leur librairie ferait plus SoHo que
Nolita, comme leur boutique se situait à la lisière des deux.
Elle retourna à son livre et se cala contre un rayonnage de poésie française. Aragon débordait et lui irritait le dos.
— Excusez-moi ? s’enquit une voix basse, en aplomb au-dessus d’elle.
La bouche pleine de latte, elle
releva la tête. Un homme assez grand, le mètre quatre-vingts dépassé, se
tenait devant elle, à deux pas de son pied droit. Automatiquement, elle
rabattit ses pieds, pensant qu’il voulait passer.
— Vous travaillez bien ici, non ? reprit-il.
Elle entendait déjà Ben la sermonner
suite à une plainte de client sur sa « pause » et soupira avant
d’acquiescer. Le visage devant elle était à contre-jour, elle voyait une
barbe de plusieurs semaines et une silhouette un peu fine, vêtue d’un
large caban et d’un jean usé à la corde, pas grand-chose de plus.
— En quoi puis-je vous aider ?
— Je cherche de la poésie française et
un recueil dont on m’a parlé, il tendit un ticket de caisse dont le dos
était griffonné de pattes de mouche.
Elle lissa le bout de papier froissé
sans réfléchir, mue par un automatisme vieux comme son métier. Elle fit
un salut à Yeats, lui agitant un mouchoir dans sa tête, avant de
remettre le volume à sa place. Jade se releva et se félicita de porter
des talons, son mètre cinquante-cinq faisait un peu moins pâle figure
ainsi. Elle attrapa son latte et déchiffra le titre après
plusieurs essais. Elle le trouva en moins de temps que n’importe quel
vendeur zélé de grands magasins, muni d’un sacro-saint ordinateur
« réponse à tout ».
— Voilà. Si je peux me permettre, il y a
mieux dans le genre. Harrington est un vulgarisateur, mais pas un vrai
connaisseur. Il oublie des incontournables, selon moi, en tout cas, et
s’assied dessus pour disserter… Mais vous faites comme vous voulez. Le
reste de notre stock est sur ce rayon et, pour la littérature française
des siècles passés, nous disposons aussi de plusieurs ouvrages. Dont la
poésie. Si vous avez besoin d’aide, je serai à la caisse, conclut-elle.
Elle avait débité son petit speech, avec
sa voix ronronnante de libraire efficace, qu’elle adoptait sans même
s’en rendre compte. Les habitudes ont la peau dure. Elle s’éloigna sans
attendre ; elle détestait les libraires qui semblaient vous surveiller,
ou prêts à vous pousser à la dépense.
Elle épousseta ses fesses et sa main lui
parut un peu grise. Il allait falloir faire une opération ménage sous
peu, sinon de « librairie spécialisée », ils risquaient de verser dans
« l’antiquaire ».
— Dans ce cas quel autre recueil me conseilleriez-vous ? demanda-t-on dans son dos.
Eh merde. Ça lui apprendrait à ne pas
fermer sa bouche et se contenter d’encaisser l’argent du client roi.
Elle regarda par-dessus son épaule et consentit à faire demi-tour.
— Celui de Percham est pas mal… ou le
Ladeur. Le premier est plus axé sur la poésie du XIXe, le second sur
celle du XXe. Vous avez des ouvrages qui couvrent plusieurs siècles,
mais nous n’en avons pas actuellement… Et ils seront moins exhaustifs,
forcément…
— Forcément.
Après avoir sélectionné les deux livres
du rayon, elle redressa la tête pendant qu’il enlevait la casquette qui
maintenait son visage en partie dans l’ombre. Surtout à cause du
contre-jour provoqué par le néon, pas loin au-dessus de sa tête. Bon,
elle exagérait, il n’était pas si grand. Il se tourna vers elle en
contemplant les livres et elle put mieux le dévisager. Il lui sembla
familier, mais elle n’aurait su dire d’où elle pouvait le connaître…
Elle n’était pas très physionomiste.
Il la regarda dans les yeux et Jade dut faire un bel effort pour ne pas ravaler sa salive et réussir à ne pas trop le fixer.
— Je vais prendre les deux volumes. Merci. Je cherche des Virginia Woolf, ajouta-t-il un sourcil levé.
— Rayon du fond sur votre droite « littérature anglaise du XIXe/XXe siècle », répondit-elle par pur réflexe.
Heureusement que les automatismes existent et que je connais cette boutique comme ma poche,
songea-t-elle. Sans cela, Jade aurait eu l’air assez inefficace. Elle
avait simultanément reconnu un acteur célèbre d’il y a quelques années
de cela dans ce grand barbu, mais elle était également tombée en arrêt
devant l’énorme balafre qui lui parcourait la joue gauche, style
Albator, mais en 3D. La cicatrice naissait au coin de son œil et courait
jusqu’au bord de la bouche, dans un large sillon. La barbe prenait d’un
coup plus de sens ; habile manœuvre pour dissimuler un peu du désastre.
À l’époque, elle n’allait pas souvent au
cinéma et n’avait jamais fait attention à lui et à sa carrière. Elle
entendait quand même parler de lui de loin en loin, avec Sundance et
Cannes relayés aux JT. Il avait rencontré un tel succès auprès de la
critique, qu’il aurait fallu vivre au pôle Nord, sans aucun moyen de
communication, pour passer à côté du phénomène dont il avait été
l’objet. Il avait disparu de manière subite, après quelques années de
gloire fulgurante.
En se dirigeant vers son comptoir, elle
se demanda si sa disparition soudaine avait un rapport avec l’état
actuel de son visage. S’il avait fait ses preuves dans le cinéma
indépendant et les films d’auteur, il était aussi connu pour sa gueule
d’ange qui avait fait couler beaucoup d’encre. En effet, quand on était
beau, on ne bossait pas dans des films bizarres et torturés, on visait
plus les blockbusters faciles. À moins d’être un illuminé à la Johnny
Depp, bien sûr. Mais maintenant, au vu de son visage… travailler, avec
ça sur la tronche ? Quasiment impossible. À part dans des films de
mafieux peut-être ? Ou bien pour interpréter un dangereux psychopathe ?
Il était dur de deviner dans ce bûcheron à la mine sombre, l’homme le
plus sexy des années deux-mille, Baile Baedrick, acteur montant de sa
génération…
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